Somalie. Pour la plupart, le nom de ce pays évoque des images de famine, de guerre civile, de miliciens perchés derrière une mitrailleuse à l’arrière d’un pick-up, d’attaques terroristes ou de piraterie. Lorsqu’il y a 25 ans, j’atterrissais à Hargeisa, je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Je n’ignorais pas que la capitale du Somaliland était différente de Mogadiscio et que la partie nord du pays vivait dans une paix relative, en dépit de toute absence de reconnaissance internationale. Mais tout de même, j’étais un rien anxieux à l’arrivée. L’aéroport aurait bien mérité l’ancienne appellation de « champ d’aviation ». Lors de l’approche, une longue bande de terre battue se distinguait dans une pâture plus ou moins plane aux extrémités de la ville, tandis que le bureau d’immigration où mon passeport reçut ses tampons « Entry » et « Exit » n’était en réalité qu’une tente militaire kaki au bout de la piste.
Mon séjour de deux trois jours fut pourtant calme et tout à fait pacifique, même si la ville gardait encore quelques marques des combats et destructions de 1991. L’activité commerciale était typique d’une bourgade africaine de taille moyenne : les boutiques avec leurs portes en métal ouvertes, les marchés où se rendent les femmes dans leurs boubous aux couleurs vives, les écoles qui s’équipaient de leurs premiers ordinateurs.
J’ai récemment lu la trilogie du « Past Imperfect (Passé Imparfait) » de l’écrivain somalien Nuruddin Farah, composée de trois tomes « Links », le seul qui soit traduit en français sous le titre « Exils », « Knots (Nœuds) » et Crossbones (Os croisés) ». Même si l’écrivain ne cache rien des drames et de la violence de son pays, les trois romans de Farah ouvrent aussi une fenêtre sur une société somalienne beaucoup plus riche et complexe que les clichés réducteurs véhiculés par les médias.
Dans « Exils », Jeebleh, un universitaire somalien exilé à New-York où il a épousé une américaine, revient, après de nombreuses années, à Mogadiscio suite au décès de sa mère. A son arrivée à l’aéroport, une bande de jeune miliciens désœuvrés s’amuse à tirer vers une famille embarquant dans un avion. Un jeune garçon meurt. Jeebleh doit apprendre à naviguer cette ville coupée en deux par les factions de deux seigneurs de la guerre rivaux. Il retrouve son ami d’enfance Bileh, qui comme lui a été un prisonnier politique et qui maintenant a la charge d’un refuge pour orphelins et enfants abandonnés. Mais il doit aussi se méfier de Caloosha, demi-frère de Bileh qui est à la tête d’un gang qui trempe dans tous les trafics.
Avec le deuxième volume, « Knots », c’est une jeune femme, Cambara, qui débarque à Mogadiscio de son exil à Toronto pour essayer de récupérer la maison familiale, occupée par un chef de guerre. La ville s’est quelque peu apaisée, mais Cambara doit cependant se faire accompagner d’une escorte armée dans tous ses déplacements. Son protecteur s’appelle Dajaal, un ami de Bileh. Grâce à leur aide et celle d’autres amis, elle écrit une pièce de théâtre qu’elle monte pour un réseau de femmes qui œuvre pour rétablir la paix.
Le troisième et dernier volet de la trilogie nous amène vers une période plus récente. L’Union des Cours Islamiques fait régner l’ordre dans Mogadiscio, des jeunes Somaliens du Minnesota viennent grossir les rangs des extrémistes Shebab, tandis que plus au Nord, au Puntland, les pirates rançonnent les navires de commerces dans le Golfe d’Aden. Deux frères, Malik et Ahl, arrivent des Etats-Unis. Malik est un journaliste qui rêve d’un reportage sensationnel sur la piraterie moderne. Il est accompagné de son beau-père Jeebleh, qui l’introduit dans un cercle de vieux amis, parmi lesquels Bileh et Cambara, qui, tombés amoureux, vivent ensemble. Sans être mariés, cependant, ce qui leur attire les foudres des cours islamiques. Ahl, lui, est au Puntland où il recherche la trace de Taxliil, le fils de sa femme, un jeune somali recruté par les islamistes de Shebab mais qui pourrait bien se retrouver à bord d’une embarcation de pirates. Il découvre ainsi les liens entre extrémistes et pirates. Il apprend aussi que la piraterie au large des côtes somaliennes trouve son origine dans les réactions violentes des petits pêcheurs locaux face aux bateaux de pêche industriels venant piller en toute illégalité mais parfaite impunité les réserves de poisson du pays.
Couvrant trois périodes différentes de la longue guerre civile dans laquelle la Somalie n’en finit pas de vivre depuis 1991, les trois tomes de la trilogie suivent le même schéma, celui d’un exilé revenant au pays, s’y confrontant avec la violence née des différents avatars du conflit, mais y trouvant pourtant ses racines : Camara y a trouvé l’amour et a choisi d’y vivre, Jeebleh, l’exilé du premier roman, revient à Mogadiscio dans le troisième. Difficile de ne pas voir là, en pointillé, l’ombre de Nuruddin Farah lui-même, auteur exilé depuis des années, mais qui dit « écrire sur son pays pour le garder en vie ».