Chine : Les Cygnes Sauvages (Wild Swans) par Jung Chang
En 1993, je fis un passionnant voyage d’environ un mois et demi en Chine. Nous sommes rentrés dans le pays par l’ouest via la Karakorum Highway qui, en montant à plus de 5000m d’altitude, nous amena du Pakistan à Kashgar. Du Xinjiang, nous avons avancé à coup de très longs trajets en train ou bus au confort variable : Urumqi, Dunhuang, Lanzhou, Xian et finalement Pékin. Avant de filer via Shanghai vers le Guangxi et Yunnan au sud. Pour un jeune étudiant européen, il était difficile d’imaginer un dépaysement plus total. Une succession de paysages fabuleux : un monastère tibétain au flanc de montagnes rondes et vertes, les déserts de l’oasis de Turfan, les promenades à vélo dans les rizières autour de Guilin. Nous avons arpenté le marché aux bestiaux de Kashgar et admiré ses montreurs de chevaux. Nous sommes tombés par hasard sur un opéra de rue à Lanzhou où des actrices ultra-maquillées se donnaient la réplique devant des passants hilares et des enfants émerveillés. Dans les rues escarpées de Lijiang, nous avons croisé les vieilles dames Naxi, un peu fripées sous leurs fardeaux, nous demandant si le fait de vivre dans une société matriarcale leur avait rendu l’existence plus heureuse.
Nous avons été pris dans la foule des vélos s’agglutinant aux feux rouges à Pékin. Les voies latérales pour les vélos étaient très denses, tandis que seuls quelques taxis ou bus parcouraient le centre, plus large, des avenues. Je suis retourné à Pékin récemment : les embouteillages d’automobile sont légion et je ne suis pas sûr que je m’aventurerais à rouler en vélo. Mais il restait possible de retrouver l’ambiance des vieux quartiers de la ville – les hutong– en s’y logeant dans un hôtel traditionnel.
« Les Cygnes Sauvages » (Wild Swans. Three Daughters of China) par Jung Chang a été publié en 1991, deux ans après les événements de la place Tienanmen. Je viens de terminer la lecture de ce livre écrit en anglais qui a connu un succès considérable. Je l’aurais volontiers lu lors de mon long périple chinois de 1993, mais j’ignore comment j’aurais fait pour le cacher dans mes bagages à la douane ou le lire dans le train : l’ouvrage a été censuré et demeure officiellement interdit en Chine, même s’il circule.
« Les Cygnes Sauvages » raconte l’histoire vraie de trois générations de femmes chinoises sur près d’un siècle : Yu-Fang, née en 1909 sous l’ancien régime, dont les pieds furent bandés pour la rendre plus attirante et qui devint la concubine d’un grand seigneur de la guerre en Mandchourie, avant d’épouser un médecin. Sa fille, Bao Qin, née en 1931 grandira sous l’occupation japonaise et deviendra militante communiste dès l’âge de 15 ans, choquée par la pauvreté abjecte dans laquelle les gens vivaient. Elle épousera un jeune cadre du parti au Sichuan où la famille s’établira. A l’enthousiasme révolutionnaire des premières années, succèdera le confort relatif d’un couple d’apparatchiks respectés et incorruptibles avant de faire place, pendant la Révolution Culturelle, aux désillusions et persécutions. Jung Chang, l’auteur, est leur petite fille et fille. Elle est adolescente au moment de la Révolution Culturelle : elle s’engage dans les Gardes Rouges, monte sur Pékin dans des wagons bondés pour se mêler aux proclamations de soutien au Président Mao. Elle est aussi envoyée, comme des milliers d’autres, pour être rééduquée en travaillant parmi les paysans dans les montagnes du Sichuan. Comme ses parents, elle se méfie peu à peu du culte de la personnalité qui entoure le « Grand Timonier ». Dans une ère où dominent la suspicion et les dénonciations, elle parvient néanmoins à obtenir une place, très convoitée, à l’université où elle apprendra l’anglais. Elle obtient une bourse pour étudier Londres où elle vit de nos jours.
C’est un récit fascinant qui mêle l’histoire – souvent violente – d’un pays qui reste méconnu ou mal compris en Occident (difficile de comprendre comment toute une intelligentsia occidentale a pu se targuer d’être maoïste !), aux émotions et aspirations des membres d’une famille, avec leurs soucis quotidiens, les dynamiques de couple et des relations complexes entre générations. Une lecture que je conseille à tous ceux qui veulent comprendre en profondeur la Chine et son histoire récente. Et un exemple de ce que les récits personnels, quand ils sont écrits avec talent et le recul nécessaire, sont, en tous cas pour moi, une manière plus riche d’aborder l’histoire que les ouvrages d’historiens professionnels. Pour illustrer cet article, j’ai choisi des photos d’Henri Cartier-Bresson qui fut un témoin attentif aux hommes et aux femmes emportés dans ces grands basculements historiques qui ont secoué l’histoire chinoise et qui rythment aussi l’œuvre de Jung Chang.
La vidéo de 1992 est fascinante et renvoie au livre de Simon Leys de 1971.
Nous sommes heureusement à l’abri des habits neufs du Président Di Rupo!
Merci beaucoup. Je vais suivre la suggestion de lire le livre de Simon Leys : Les habits neufs du président Mao: chronique de la » Révolution culturelle » (Paris: Champ libre, 1971).
Voici deux articles qui montrent combien Simon Leys était également tenu en très haute estime dans le monde anglo-saxon :
http://www.nybooks.com/articles/2013/08/15/simon-leys-man-who-got-it-right/
https://www.theguardian.com/world/2014/aug/28/pierre-ryckmans
Les Cygnes sauvages : le titre du livre est anecdotique et repris d’une tradition de la famille de Yung Chang. Mais ce livre est des plus instructifs et presque un journal de bord de l’histoire de la Chine dans sa traversée du siècle dernier… non sans permettre de comprendre comment ce pays reste toujours marqué par son histoire. La Chine de Xi Jinping n’échappe pas à cette histoire complexe.
Pour revenir au livre, même si l’histoire est l’histoire vraie d’une famille qui passe de la société chinoise du début du XX° siècle à la société d’aujourd’hui, elle peut être lue comme celle de tout un peuple qui a été conduit vers le communisme avec toutes ses contradictions. Il fait comprendre comment et pourquoi une société a marché sur les pas du Grand leader jusque dans ses excès qui ont coûté des millions de morts pour des causes diverses : guerres, famine, purges et camps … Le chapitre peut-être le plus informatif est celui de la Révolution culturelle qui révèle de l’intérieur, parce que l’auteur a participé à l’aventure, toutes les exactions dont les gardes rouges ont été les responsables, une jeunesse fanatisée par des gouvernants dont nous connaissons bien les noms : Mao lui-même, Mme Mao, Lin Biao … qui ont encouragé la chasse aux « véhicules du capitalisme » et autres cadres du parti communiste lui-même dont Mao voulait se débarrasser quitte à détruire ce qu’il avait lui-même construit à partir de la Longue marche. Tout aussi incompréhensible est l’engagement de la jeunesse, dont Jung elle-même, dans un mouvement qui peut se résumer en quelques slogans : « Détruisons d’abord et la reconstruction se fera d’elle-même » et « Monte au ciel et déchire la terre ». Ces slogans peuvent prêter à sourire mais ils ont entraîné des millions de jeunes à détruire jusqu’au patrimoine d’une culture millénaire dans l’inconscience.
Jung mettra des années à reconstruire dans ce livre son histoire et celle de sa famille et il faut bien reconnaître que le résultat est à la hauteur de l’enjeu : un siècle d’histoire. Si l’on veut savoir et comprendre ce que représente l’ère Mao de la Chine et peut-être aussi où elle va il faut lire ce livre.
Je me permets de compléter en signalant le livre tout aussi passionnant, plus intime et personnel, de Zhu Xiao Mei : » La rivière et son secret ».
J’ajouterais que la lecture de ces deux livres ouvre sur une connaissance de la Chine qui nous fait sortir des sentiers battus et nous la fait considérer autrement que sous les traits un peu caricaturaux de ses traditions considérées comme d’un autre âge : la Chine n’est pas seulement celle de Pearl Buck, même si leur lecture est aussi d’un grand intérêt.
Merci beaucoup pour votre commentaire et votre suggestion de lire « La rivière et son secret ». Damien