Un carré peut-il se transformer en cercle ? C’est le problème inverse de celui, classique, mais impossible à résoudre en géométrie, de la quadrature du cercle. Une visite à Borobudur sur l’île de Java en Indonésie m’a donné l’impression que c’était possible. A sa base, le temple bouddhiste se présente comme une série d’angles droits. Je suis monté vers le haut en suivant les récits de la vie de Bouddha sculptés sur une succession de bas-reliefs foisonnants de détails et d’aventures. Arrivé au sommet du temple après cette procession de pierre, tout est devenu rond : la plateforme d’où l’on scrute les volcans à l’horizon, les cloches rebondies qui forment un cercle et entre lesquelles émergent les sculptures de bouddhas apaisants et sereins.
Certes, « Les Belles de Halimunda », le roman de l’écrivain indonésien Eka Kurniawan, couvre une tout autre période de l’histoire de l’Indonésie, commençant juste avant la seconde guerre mondiale, sous la domination coloniale hollandaise, se poursuivant pendant l’invasion japonaise suivie de la guerre d’indépendance, préludes aux révolutions et violents changements de régime qui ont marqué les premières années de ce pays gigantesque, mais assez mal connu. Cependant, le livre m’a fait, par moments, penser aux bas-reliefs de Borobudur avec cette suite de personnages et d’événements qui apparaissent dans un chapitre et puis reviennent quelques étapes plus loin.
C’est une prostituée, Dewi Ayu, qui est le personnage central du roman. Elle vit à Halimunda une ville fictive sur l’île de Java. Métisse hollando-javanaise, ses parents ont disparu et elle est élevée par ses grands-parents néerlandais qui exploitent une plantation. Sa jeunesse est donc dorée et, à l’adolescence, elle se révèle d’une beauté à couper le souffle. Mais la guerre arrive et les Japonais la jette dans un camp d’internement avec d’autres colons bataves. Elle doit apprendre à y survivre. Après la guerre, elle choisit la prostitution parce que, dans le contexte de l’Indonésie à l’aube de son indépendance, c’est quasiment le seul travail grâce auquel une femme peut gagner sa vie et « qu’être mariée à un homme que l’on n’aime pas est bien pire que de vivre comme une putain ».
Elle donne d’abord naissance à trois filles, toutes aussi belles que leur mère. Cette beauté agit comme une malédiction (la traduction en anglais du titre du roman est « Beauty is a Wound – La Beauté est une blessure »). Les trois filles épousent trois des hommes les plus importants d’Halimunda : Maman Gendeng, un révolutionnaire qui après l’indépendance est devenu un bandit, Shodancho, le commandant militaire de la région, et le camarade Kilwon, un leader communiste. Ces trois personnages représentent les forces qui vont se déchirer dans les premières décennies de l’histoire de l’Indonésie et fracasser les destins des « Belles de Halimunda ».
Dewi Ayu meurt peu après avoir mis au monde sa quatrième et dernière fille. Sans avoir eu l’occasion de la voir, elle décide de la prénommer « Belle ». Mais la petite fille est hideuse. Vingt et un ans plus tard, la prostituée la plus belle de Halimunda sort de sa tombe pour retrouver cette fille qu’elle ne connait pas, qui cache sa laideur mais accueille pourtant un visiteur nocturne.
Dans un style qui mêle le réalisme magique avec un humour cynique, ce magistral roman m’a emmené à la découverte de l’histoire indonésienne et au cœur de cette question : comment ces îles si belles ont-elles pu abriter autant d’horreurs? Comment passe-t-on de la beauté à la laideur ? Du carré au cercle ? Ou vice-versa.