Singapour jouit d’une réputation d’excellence et d’efficacité. Lors de mon récent voyage, cela fut confirmé dès mon arrivée à l’aéroport. Nulle part je n’ai fait l’expérience d’un contrôle d’immigration, tout électronique, aussi rapide et agréable. Lors du trajet vers l’hôtel, tout était encore parfait, jusqu’aux écrans enjoignant le taximan de conduire avec prudence.
Arrivé le soir, je suis sorti me promener sur les quais de la Singapore River à quelques pas de mon hôtel. Un vent léger rendait la chaleur moite plus supportable. Après m’être assis pour manger quelques brochettes de satay et boire une bière fraîche, je suis allé me promener jusqu’à l’hôtel Fullerton. Une fois passé sous le pont, on découvre les trois piliers du Marina Bay Sands, surmontés de l’élégante flèche horizontale qui les coiffe et qui fait de cette brillante prouesse d’architecture moderne inaugurée en 2011, un des nouveaux symboles de cette cité-état qui s’est hissée en quelques décades au sommet des classements des pays les plus riches et développés du monde. Le lendemain soir, je passai au-delà de Marina Bay pour découvrir avec mon frère les fééries électriques et musicales des arbres géants artificiels (« supertrees ») qui sont les attractions majeures du parc naturel « Gardens by the Bay ».
Singapour est une réussite éclatante de la modernité. L’ancien entrepôt de la marine britannique s’est développé en un peu plus de deux siècles pour devenir cette cité d’excellence où le brassage culturel des populations chinoises, indiennes et malaisiennes semble s’être fait avec harmonie. Les superbes musées de la ville, le Asian Civilisations Museum et la National Gallery Singapore ouvrent une porte sur le riche passé de la ville, au carrefour des civilisations et des religions.
Mais, c’est en me plongeant avec bonheur dans le roman « The River’s Song (Le Chant de la Rivière) » de Suchen Christine Lim – pas encore disponible en français – que j’en ai appris encore davantage sur l’histoire de la ville et en particulier des quartiers au bord de la Singapore River. Dans les années 60 et 70, Ping est la fille naturelle de Yoke Lan, une joueuse de pipa – un instrument à cordes pincées chinois qui ressemble au luth – qui se produit dans les cabarets et night-clubs de Chinatown. Weng, qui joue de la flûte, est le fils d’un coolie qui décharge les bateaux qui accostent sur la rivière. Ping fréquente les classes de pipa que le père de Weng donne le soir. Ping et Weng vivent dans la pauvreté des logements insalubres et illégaux qui s’accumulent sur les berges de la rivière. Quittant l’enfance, ils découvrent leur amour. Lorsque Yoke Lan épouse un riche marchand chinois, elle emmène sa fille dans une belle villa, mais la mère, soucieuse des apparences dans son nouvel environnement, présente Ping comme une nièce éloignée et lui interdit de retourner retrouver Weng au bord de l’eau.
Le gouvernement lance une politique de « nettoyage » des quais de la rivière. La valeur des terrains montent et l’entreprise du nouveau mari de Yoke Lan expulse la famille de Weng des habitations illégales dans lesquels ils vivaient. On leur promet des appartements dans les tours de logements sociaux que construit la ville, mais les squatters ne veulent pas de ces cages modernes et protestent. Weng, qui a appris à écrire, enregistre leurs doléances, et se fait arrêter par la police comme un des meneurs du mouvement.
Alors qu’il passe quelques mois en prison, Ping, elle, est envoyée pour étudier aux Etats-Unis, où elle continuera à apprendre le pipa et ensuite deviendra professeur dans le département de musicologie à Berkeley. Plusieurs décennies plus retard, elle revient à Singapour alors que sa mère meurt. La ville, et sa famille, ont changé, mais elle retrouve Weng lorsque le pipa de l’une et la flûte de l’autre s’accordent lors de la cérémonie de funérailles de Yoke Lan.
J’ai passé mon dernier après-midi à Singapour à déambuler dans Chinatown. Le quartier s’est transformé et est devenu une attraction touristique, mais sans doute moins que les bords de la rivière voisine. Je me suis plus à essayer d’y retrouver les traces de la période où Ping et Weng se retrouvaient pour essayer de gagner quelques sous en revendant les légumes tombés des caisses amenées vers le marché. Comme le rappellent les fresques peintes sur les murs du temple taoïste Thian Hock Keng, derrière sa façade à la pointe de la modernité, Singapour reste un creuset où les espoirs et les rêves de nombreux immigrants de toute l’Asie viennent se heurter et se fondre dans le moule de cette cité-état qui se veut si parfaite.