Au fil des ans, c’est devenu un rituel de nos retours estivaux en Belgique. Nous allons voir, souvent en famille, la pièce qui se joue en plein air dans les ruines de l’Abbaye de Villers-la-Ville. Les restes de cette abbaye fondée par Bernard de Clairvaux en 1146 et mise à sac lors de la Révolution française se prêtent très bien à la mise en scène. Les soirs de juillet ou août, le soleil se couche autour de neuf heures. Les spectateurs arrivent, selon les aléas des étés belges, avec une couverture pour se garder au chaud et en espérant ne pas avoir à ouvrir leurs parapluies.
Très vite la magie opère. Les vieilles pierres de l’abbaye offrent un décor naturel pour le répertoire classique et historique qui y est joué. La pénombre et puis la nuit permettent des jeux d’ombres et de couleurs qui renforcent la dramatique des pièces. Le jeu des acteurs – qui au moins une fois par soirée doivent s’interrompre le temps qu’un train local passe à quelques mètres de là – est, en général, excellent. Souvent, d’un acte à l’autre, les spectateurs se déplacent à travers les ruines. Je me souviens de nombreuses scènes finales jouées dans le chœur de l’abbatiale.
J’en oublie sans doute, mais je pense avoir, sur plus de trente ans, assisté, avec bonheur, aux spectacles suivants : Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand), Le Nom de la Rose (Umberto Eco), Dracula (Bram Stoker), Frankenstein (Mary Shelley), L’Avare (Molière), Caligula (Albert Camus), Le Bossu (Paul Féval), La Reine Margot (Alexandre Dumas) et Milady (Alexandre Dumas adapté par Eric-Emmanuel Schmitt).
Souvent, c’est mon père qui organisait ces soirées et nous y accompagnions, après un repas dans leur jardin, un large groupe familial. Cet été, nous avons renversé les rôles et ma femme Céline et moi avons invité nos parents à voir Lucrèce Borgia, une pièce écrite par Victor Hugo.
Victor Hugo lui-même a rendu plusieurs fois visite aux ruines de Villers entre 1861 et 1869. Il était inspiré par ces traces d’une époque révolue que son imagination romantique enrobait de mystères et de drames. Il nous a laissé quelques dessins de l’abbaye et un passage des Misérables s’inspire de sa visite des cachots.
Lucrèce Borgia est un nom qui symbolise, aujourd’hui encore, beauté, mais aussi dépravation et luxure. D’abord, elle est une Borgia, un nom devenu synonyme des pires excès de la papauté pendant la Renaissance. Elle est la fille naturelle du cardinal Rodrigo Borgia qui deviendra pape sous le nom d’Alexandre VI. Elle sera mariée trois fois, servant de gage pour des alliances politiques entre les grandes familles européennes : Sforza, Aragon et Este. Son second mari, Alphonse d’Aragon est assassiné sur ordre de son frère, César Borgia. Un parfum de crime, d’adultère voire d’inceste la poursuit.
La pièce de Hugo a sans doute contribué à cette légende noire. Gennaro, qui ignore tout de ses origines, rencontre Lucrèce lors d’un bal à Venise et est séduit par sa beauté. Elle reconnaît dans le jeune aristocrate, son fils, fruit de ses amours incestueuses avec son frère. Le mari de Lucrèce, le Duc Alphonse d’Este, voit en Gennaro l’amant de sa femme et veut l’éliminer.
Ce triangle impossible se joue à merveille dans les ombres et lumières de la nuit de Villers, et le drame se tisse, d’épée en poison, jusqu’à ce que nous découvrions derrière la Lucrèce dépravée, une mère qui meurt de n’avoir pas pu aimer.