Ma dernière visite en Inde fut un régal. La température du mois de décembre à Delhi était très agréable, parfois fraîche le matin ou le soir. Par chance, il y avait peu de pollution cette semaine-là. Après le travail, ma collègue indienne m’initia aux délices de la cuisine locale, attentive à me faire franchir pas à pas les étapes sur l’échelle des épices. Je trouvai aussi un peu de temps pour revoir ou découvrir certains des joyaux de la capitale, comme le Fort Rouge, la Jama Masjid, la tombe de Humâyûn ou le Qutb Minar.
J’ai aussi profité de l’élan de cette visite pour me plonger avec plaisir dans deux romans emblématiques de la littérature indienne. Les deux romans m’avaient été recommandés par des lecteurs de mon précédent article sur l’Inde. Tous les deux, écrits en anglais, ont été couronnés par le Booker Prize, un des prix littéraires les plus prestigieux dans le monde anglo-saxon. Salman Rushdie remporta le prix en 1981 pour « Les Enfants de minuit (Midnight’s Children) », tandis qu’Arundhati Roy le gagna en 1997 avec « Le Dieu des Petits Riens (The God of Small Things) ».
Salman Rushdie est célèbre à cause de la fatwa qui a été prononcée contre lui par l’ayatollah Khomeini en 1989 suite à publication des Versets Sataniques. Au fil du temps, cette condamnation à mort qui le menaçait de par le monde avait été un peu oubliée, mais en août 2022, il fut victime d’une attaque au couteau qui le laissa grièvement blessé. Si cette fatwa l’a propulsé dans l’actualité, c’est cependant « Les Enfants de minuit » qui a établi sa réputation littéraire.
Le héros du roman, Saleem Sinai naît à minuit précise, le 15 août 1947, au moment où l’Inde accède à l’Indépendance. Ce hasard du destin lui donne des pouvoirs magiques, puisqu’il peut lire dans les pensées de tout le monde. Dans un pays aussi vaste, il n’est bien sûr pas le seul à être né alors que minuit annonçait la libération du joug colonial. Au même moment, d’autres enfants sont aussi nés avec certaines capacités hors du commun. Saleem, utilisant ses dons de télépathie parvient à les rassembler en pensée. Parmi ces enfants, on retrouve Shiva, qui deviendra l’ennemi juré de Saleem, et qui pourtant se révèlera on ne peut plus proche de lui, et une fille, Parvati, qu’il finira par épouser.
Le récit de Rushdie offre aussi une vaste fresque, brossée d’un point de vue critique et ironique, de l’histoire de l’Inde moderne. Des origines familiales au Cachemire, le lecteur suit Saleem et ses parents à Agra, à Delhi et à Bombay. Avec la partition du pays, la famille se retrouve au Pakistan, tandis que, plus tard, Saleem, devenu jeune adulte, doit combattre dans la jungle de Sundarban pendant la guerre qui débouchera sur la séparation du Bangladesh d’avec le reste du Pakistan au début des années 1970. A la fin du roman, il débarque à Delhi pendant la période de l’état d’urgence (1975-1977) décidé par Indira Gandhi. Il est témoin de la destruction des bidonvilles entourant la mosquée Jama Masjid ordonnée par Sajay Gandhi, le fils d’Indira.
Le roman d’Arundhati Roy est plus intimiste, mais il aborde aussi des thèmes qui marquent la société indienne. Le récit se concentre sur l’histoire d’une famille de Chrétiens Syriens (ou Chrétiens de Saint Thomas) dans le Kerala. Rahel et Esthappen, une fille et un garçon, sont des jumeaux. Leur mère Ammu a quitté Calcutta et son mari alcoholique et violent, et est retournée vivre chez ses parents à Ayemenem une petite localité où la famille exploite une fabrique de conserves.
Un peu avant Noël, la visite de Sophie, cousine des jumeaux et de sa mère Margaret, l’ex-femme de Chacko, le frère d’Ammu, qui vivent en Angleterre, est annoncée. Rahel et Estha, avec toute la famille, se préparent à accueillir cette cousine inconnue qui va débarquer à l’aéroport. Les premiers contacts entre les cousins sont hésitants, mais peu à peu, les jumeaux acceptent de faire partager à Sophie leurs jeux et leur exploration des berges de la rivière.
C’est le long de la même rivière qu’Ammu rencontre Velutha, un employé de la fabrique de conserves qui aimait jouer avec ses enfants. Velutha est un Dalit, de la caste la plus basse, et donc ses amours avec Ammu sont socialement interdits.
Un soir, Rahel, Estha et Sophie montent dans une barque et cherchent à traverser la rivière. Mais celle-ci a gonflé et l’embarcation se renverse. Les deux jumeaux parviennent à nager jusqu’à la berge, mais leur cousine anglaise se noie.
Quand la police arrive, c’est Velutha qui est dénoncé comme responsable de la mort de Sophie et qui est battu à mort. Les enfants et Ammu tentent de le disculper auprès de la police, mais le Dalit qui avait eu l’audace d’aimer par-delà la barrière des castes fait un coupable idéal.