Ce blog est parti de l’idée de raconter, en les mêlant, mes expériences de voyage et de lecture puisque je prends beaucoup de plaisir à lire des livres, pour la plupart des romans, qui se passent dans les pays ou les villes que je visite (ou que j’ai déjà visités auparavant). Mais il y a une manière encore plus vivante de se plonger dans la littérature et la culture d’un pays, c’est d’aller au théâtre.
C’est en sortant d’une petite salle parisienne il y a quelques semaines que j’ai décidé de rajouter à mon blog une rubrique qui serait consacrée au théâtre, couvrant des représentations auxquelles j’ai assisté pendant mes voyages, ou bien dans la ville où je réside. Mes limitations linguistiques font que cette rubrique sera sans doute restreinte aux pièces jouées en français ou en anglais.
La localisation géographique d’une pièce de théâtre n’est d’ailleurs pas chose facile. « Roméo et Juliette » jouée à Paris dans la traduction française du texte de Shakespeare, représente-t-elle Paris, la littérature anglaise ou bien Vérone où se déroule le drame des deux jeunes amants ?
La pièce que j’ai choisie pour entamer cette rubrique illustre bien cette complexité. C’est au Longacre Theater de New York, à Broadway, que ma femme, mon plus jeune fils et moi avons vu il y a quelques mois la pièce « Leopoldstadt » écrite pat Tom Stoppard et mise en scène par David Marber. Leopoldstadt est le nom du quartier juif de Vienne. Et Tom Stoppard est un dramaturge anglais, né de parents juifs dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie.
Je vais aller droit au but : c’est une des plus belles pièces que j’ai vues. Je ne me souviens pas d’avoir souvent pleuré au théâtre, mais ce soir-là, j’avais les larmes aux yeux quand le rideau est tombé. Et pourtant j’avais ri plusieurs fois pendant les deux heures précédentes.
La pièce raconte l’histoire d’une famille de la haute bourgeoisie juive de Vienne, des derniers jours de 1899 aux années cinquante. Les Merz ont déjà quitté Leopoldstadt le ghetto juif dans lequel leurs grands-parents et parents étaient arrivés en fuyant les pogroms de Galicie. Ils gèrent un important commerce de textiles et ont pignon sur rue dans les grands boulevards de la capitale de l’Empire Austro-Hongrois. Hermann, le fils aîné, espère, peut-être avec un peu de naïveté, être bientôt admis au jockey-club.
Nous faisons leur connaissance un soir de Noël, qu’ils célèbrent avec presque autant d’ardeur que le Seder. Ils sont « assimilés » : certains ont épousé des chrétiennes, d’autres se sont convertis, les enfants sont circoncis et puis baptisés dans la foulée. La grand-mère complète l’album de famille, les fils et beaux-fils se partagent les dernières nouvelles de la ville, les jeunes filles racontent à leurs tantes leurs premiers émois amoureux, les enfants jouent et parfois se chamaillent.
Les péripéties familiales se poursuivent jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Certains des enfants y ont péri ou étés amputés, donnant leur vie ou leur santé pour un Empire qui s’est effondré et qu’a remplacé une « petite » république autrichienne où le mouvement socialiste prend de l’ampleur. La jeune génération des Merz s’y engage, tandis qu’Hermann essaie de maintenir ce qu’il peut de l’entreprise familiale.
1938 et l’Anschluss arrivent. Un fonctionnaire nazi fait irruption dans le salon et signifie sans égards à la famille rassemblée son expulsion. Les Merz se retrouvent à Leopoldstadt.
En 1955, les trois seuls membres survivants de la famille se réunissent dans la maison familiale. Rosa avait émigré à New-York avant l’Holocauste, Nathan a survécu à Auschwitz tandis que Leo avait quitté Vienne enfant quand sa maman avait épousé, en secondes noces, un journaliste anglais. Il a grandi en Angleterre, a perdu sa maman dans le Blitz et a été élevé par son beau-père. Il débarque à Vienne à 24 ans, avec le charme du flegme britannique, insouciant et se souvenant à peine de ses années viennoises. Dans une dernière scène pleine d’émotion, Leo, peu à peu, se rappelle certains moments de son enfance et ouvre les yeux devant l’abîme de sa famille disparue.
Tom Stoppard a écrit cette pièce à 82 ans. C’est un des dramaturges les plus célébrés Outre-Manche, anobli par la Reine. Avec « Leopoldstadt », qu’il a annoncé être sa dernière création, comme le personnage de Leo, il retourne vers ses souvenirs d’enfance et rend un hommage tendre, parfois drôle et poignant à ses origines qu’il avait longtemps ignorées.