Andalousie : Federico Garcia Lorca et Antonio Machado

L’été dernier, Céline et moi avons voyagé pendant une semaine en Andalousie. Je cherchais quelques idées de lecture. J’aurais pu lire « Les Contes de l’Alhambra (Tales of the Alhambra) » rédigés par l’écrivain américain Washington Irving pendant son séjour en 1829 dans la forteresse maure et crédités d’avoir revitalisé l’intérêt pour le monument iconique de Grenade et le passé musulman d’« Al-Andalus ». J’aurais pu aussi relire « Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls) » d’Ernest Hemingway, et surtout son chapitre 10, lorsque nous visitions ville de Ronda, et nous penchions au bord du canyon du Tajo. Même si le roman se situe sans doute davantage dans la région de Madrid, et même si Hemingway a prétendu avoir complètement inventé ce passage, la plupart des critiques s’accordent pour affirmer que la fameuse scène de l’exécution de Nationalistes jetés du haut des falaises par les Républicains est inspirée d’événements réels survenus à Ronda en 1936, au début de la guerre civile.   

 

Pourtant, pendant notre semaine andalouse, ce sont deux couplets de deux poèmes de Louis Aragon, chantés par Jean Ferrat qui me revenaient sans cesse en tête et qui m’ont poussé à découvrir les œuvres d’Antonio Machado et Federico Garcia Lorca, deux géants de la littérature espagnole, tous deux d’origine andalouse, et tous les deux morts pendant la période de la guerre civile.

Dans « Les Poètes », Aragon écrit :

« Je ne sais ce qui me possède

Et me pousse à dire à voix haute

Ni pour la pitié, ni pour l’aide

Ni comme on avouerait ses fautes

Ce qui m’habite et qui m’obsède

Celui qui chante, se torture

Quels cris en moi, quel animal

Je tue ou quelle créature

Au nom du bien au nom du mal ?

Seuls le savent ceux qui se turent

Seuls le savent ceux qui se turent

Machado dort à Collioure

Trois pas suffirent hors d’Espagne

Que le ciel pour lui se fît lourd

Il s’assit dans cette campagne

Et ferma les yeux pour toujours

Et ferma les yeux pour toujours (…) »

Dans ce dernier couplet, Aragon évoque l’exil de Machado après la chute de la République pour laquelle il avait pris fait et cause, alors que son frère était dans le camps nationaliste. Il s’enfuit en France avec sa mère, et s’arrêtent épuisés à Collioure à quelques kilomètres de la frontière. Il y meurt dans une chambre d’hôtel le 22 février 1939, trois jours avant sa mère.

S’il mourut à Collioure, c’est à Séville que Machado est né en 1875, dans le Palais de las Duenas, superbe résidence des Ducs d’Albe dans la capitale andalouse. Nous avons visité cette maison à la façade ornée de bougainvilliers, aux élégants patios dans un coin desquels une plaque reprend les mots du poète se souvenant de son enfance, de la lumière sévillane, de la rumeur des fontaines et de l’odeur des citronniers. Machado n’est pourtant pas un des descendants des Ducs d’Albe. Son père louait une des dépendances pour abriter sa famille.

Il était un modeste professeur de français qui enseigna à Soria, Ségovie mais aussi à Baeza, une superbe ville baroque andalouse, à l’écart des parcours classiques. Une statue du poète assis sur un banc, un livre ouvert sur ses genoux, rappelle son séjour dans la ville, dans laquelle il arriva en proie au désespoir, juste après la mort de sa femme Leonor, atteinte de la tuberculose.

Un des poèmes les plus célèbres de Machado est « Se hace camino al andar (En marchant se construit le chemin ») mis en musique par Joan Manuel Serrat et que je reproduis ici avec sa traduction en français par José Parets-Llorca :

« Caminante, son tus huellas      

el camino, y nada mas ;                

caminante, no hay camino,           

se hace camino al andar.              

Al andar se hace camino,              

y al volver la vista atras                 

se ve la senda que nunca              

se ha de volver a pisar.                  

Caminante, no hay camino,            

sino estelas en la mar. »                   

« Marcheur, ce sont tes traces

ce chemin, et rien de plus ;

Marcheur, il n’y a pas de chemin,

Le chemin se construit en marchant.

En marchant se construit le chemin,

Et en regardant en arrière

On voit la sente que jamais

On ne foulera à nouveau.

Marcheur, il n’y a pas de chemin,

Seulement des sillages sur la mer. »

Le deuxième poème d’Aragon chanté par Ferrat, « Un jour, un jour » rend hommage à Federico Garcia Lorca et dénonce son exécution en 1936 par un groupe de phalangistes dans un village à la sortie de Grenade.

« Tout ce que l’homme fut de grand et de sublime
Sa protestation ses chants et ses héros

Au-dessus de ce corps et contre ses bourreaux

A Grenade aujourd’hui surgit devant le crime

Et cette bouche absente et Lorca qui s’est tu
Emplissant tout à coup l’univers de silence
Contre les violents tourne la violence
Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue

Un jour pourtant, un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme, un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche (…) »

Garcia Lorca est né en 1898 à Fuente Vaqueros à quelques kilomètres de Grenade. Son père était un riche cultivateur et négociant dans l’industrie du sucre. A onze ans, la famille déménage à Grenade, mais garde ses attaches rurales.

Cette connaissance du monde des campagnes andalouses, de ces traditions parfois archaïques et cette conscience aigüe des inégalités sociales dans les villages ont inspiré son œuvre théâtrale. J’ai lu trois des pièces qu’il a écrites et mises en scènes quand il dirigeait « La Barraca », une troupe estudiantine itinérante qui avait comme mission d’amener le théâtre au cœur de l’Espagne rurale : « Noces de Sang (Bodas de Sangre), « Yerma » et « La Maison de Bernarda Alba (La Casa de Bernarda Alba) ». Les trois pièces illustrent le péril pour les femmes d’aimer librement dans un environnement où les convenances sociales, leur réputation et leur « honneur » ont plus de prix que leurs sentiments et leur liberté. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ces trois œuvres et j’aimerais beaucoup les voir jouées, en version originale ou en traduction.

Garcia Lorca est aussi connu, à juste titre, pour sa poésie. Je fus par exemple très surpris d’apprendre que la splendide chanson de Leonard Cohen « Take this Walz » est une traduction/adaptation de son poème « Petite Valse Viennoise ». Le chanteur canadien était un grand admirateur du poète andalou – il donna à sa fille le prénom « Lorca » – et confessa avoir pris environ 150 heures pour traduire en anglais « Pequeño vals Vienés ».

Les positions politiques de Garcia Lorca, son homosexualité, faisaient de lui une cible symbolique pour les groupes phalangistes qui sévissaient à Grenade. Les détails de son arrestation et de sa mort restent flous. Son corps n’a jamais été retrouvé. Mais son exécution inspira à Machado un autre de ses poèmes les plus célèbres « El crimen fue en Granada (Le crime eut lieu à Grenade) ».

« Le Crime

On le vit, avançant au milieu des fusils,

Par une longue rue,

Sortir dans la campagne froide,

Sous les étoiles, au point du jour.

Ils ont tué Federico

Quand la lumière apparaissait.

Le peloton de ses bourreaux

N’osa le regarder en face.

Ils avaient tous fermé les yeux ;

Ils prient : Dieu même n’y peut rien !

Et mort tomba Federico

-Du sang au front, du plomb dans les entrailles –

… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade

-pauvre Grenade ! -, sa Grenade… »

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