Ma précédente lecture géorgienne m’avait un peu laissé sur ma faim. J’avais écrit qu’Avelum, le roman d’Otar Chiladze était brillant, mais qu’on le terminait « un peu comme on finirait une soirée trop arrosée dans un bar enfumé à discuter avec un intellectuel resassant ses opportunités manquées ». Depuis, j’ai lu un autre roman géorgien qui m’a enthousiasmé. « La huitième vie » écrit en allemand par la romancière Nino Haratischwili (d’origine géorgienne comme son nom de famille le suggère, femme comme son prénom ne le laisse pas penser) est un livre époustouflant. Les commentateurs ont parlé de « vaste épopée » ou même de « Guerre et Paix » géorgien.
La huitième vie est celle de Brilka, une jeune adolescente géorgienne qui quitte sans prévenir l’hôtel où sa classe de danse est logée pendant une tournée à Amsterdam. Elle monte dans un train à destination de Vienne. Niza, sa tante qui vit à Berlin et n’a plus mis les pieds en Géorgie depuis des années est chargée d’aller la récupérer et de la ramener.
Cet épisode est l’aboutissement d’une longue histoire, mêlée de joies et de drames, qui relient sur plus d’un siècle, huit vies et six générations de la même famille : Stasia, Christine, Kostia, Kitty, Elene, Daria et enfin, Niza et Brilka. Toutes des femmes, si ce n’est Kostia, héros de la seconde guerre mondiale et ensuite apparatchik soviétique tout-puissant et chef de famille autoritaire.
La trame de ces huit vies croise celle de l’histoire du pays. En commençant par la révolution bolchévique qui fait son entrée presque sans crier gare en Géorgie, ce petit pays de montagnes, de soleil et de traditions, blotti, presque comme un enfant ou un animal favori, aux pieds du colosse russe. Pourtant la Géorgie fournira à la Révolution deux de ses acteurs les plus marquants et, pour tout dire, horribles : Staline, bien sûr, mais aussi Lavrenti Beria, le chef du sinistre NKVD, le Commissariat du Peuple aux Affaires Intérieures. Les deux personnages ne sont pas nommés dans le roman, mais si « Le Père des Peuples », n’y apparaît qu’en périphérie, Beria, lui, connu pour son appétit de prédateur sexuel, y joue un rôle dramatique.
Ensuite la seconde guerre mondiale, pendant laquelle Kostia s’illustrera au siège de Leningrad, tandis que d’autres seront tentés par la collaboration que certains nationalistes géorgiens pratiquent avec l’Allemagne nazie. Plus tard, le roman décrit avec perfection la vie quotidienne pendant les longues années du régime soviétique, marquant le contraste entre les privilèges croissants que s’arrogent les détenteurs du pouvoir dont fait partie Kostya, et le reste de la population.
Le livre se construit aussi avec beaucoup d’acuité psychologique autour de trois duos familiaux où rivalité et fidélité se répondent : Stasia, qui rêvait de danser à Paris, et sa demi-sœur, la trop belle Christine, Kostya et Kitty, la sœur du héros, qui s’enfuit à l’Ouest, pour devenir chanteuse à succès à Londres, et enfin Niza et sa demi-sœur, Daria, la maman de Brilka.
Ce roman au long cours se termine plusieurs années après l’indépendance de la Géorgie en 1991. Les espoirs étaient nombreux, mais beaucoup furent déçus : soulèvements populaires réprimés dans le sang, guerre civile, violence au quotidien. Alors que Daria, star éphémère du nouveau cinéma géorgien, minée par l’alcool, se jette du toit de la villa familiale au petit matin, Niza, elle aussi meurtrie dans sa chair, choisit de quitter le pays sans se retourner. Jusqu’à ce que sa mère l’appelle en urgence à Berlin pour lui intimer d’aller reprendre Brilka que des policiers autrichiens ont récupéré sur le quai d’une gare.