Nous avons un jeu dans la famille quand l’un d’entre nous voyage. Nous envoyons une photo de l’endroit où nous sommes dans le groupe Whatsapp et demandons « Où suis-je » ? Le vainqueur est bien sûr celui qui le premier donne la réponse correcte. Mon fils aîné venait de poster la photo d’une impressionnante église enneigée, accrochée sur un promontoire rocheux. Je savais qu’il revenait d’un week-end de ski à Sestrières, en route vers Milan. Je ne connaissais pas cette abbaye, mais immédiatement elle m’a fait penser au roman « Le Nom de la Rose » d’Umberto Eco que j’avais lu il y a longtemps, à sa sortie au début des années 80. Un petit tour sur Google et Wikipedia me confirmait que la Sacra di San Michele, juste à la sortie de Turin sur la route qui mène vers les Alpes, était le bâtiment qui avait inspiré l’écrivain italien comme décor de son fameux roman.
Je ne connais pas bien le Piémont, mais cet été, de retour d’une semaine en Toscane, quand nous avions prévu une étape dans les Alpes françaises plutôt que de rentrer directement par la Lombardie et la Suisse, je ne résistai pas : nous ferions une escapade de quelques heures pour monter jusqu’à cette abbaye imposante, qu’on appelle aussi Saint-Michel-de-la-Cluse en français.
Dès que l’autoroute a fini de contourner Turin et se dirige vers les sommets des Alpes, on ne peut manquer, sur la gauche, cette avancée rocheuse qui domine la vallée et sur laquelle se profilent les fortifications de l’abbaye. L’édifice, dont la construction a commencé juste avant l’an mil, est dédié à Saint-Michel et ferait partie, selon la légende, d’un axe sacré de monastères construits pour honorer l’Archange, comprenant aussi le Mont Saint-Michel en France. Lors d’une longue et raide montée dans les bois, d’abord en voiture et puis à pied, on découvre, à travers les arbres, des échappées vers ce colossal bâtiment qui semble faire corps avec le rocher sur lequel il est construit. Une fois à son pied, l’ascension continue par des escaliers pentus au long desquels apparaissent quelques magnifiques chapiteaux romans. La plateforme de l’église abbatiale offre des vues superbes sur son réseau d’arcs-boutants, sur la vallée en contrebas et les Alpes au loin.
L’impression que donne la Sacra di San Michele est plus de force imposante que d’élégance raffinée, mais il est aisé de comprendre comment elle a pu inspirer Umberto Eco pour son roman policier inscrit au cœur d’un moyen-âge où les forces de la raison commencent seulement à poindre sous la rigueur du dogme de la foi. J’ai lu le livre, vu l’adaptation qu’en a faite pour le cinéma Jean-Jacques Annaud ainsi que sa représentation théâtrale dans les ruines de l’abbaye de Villers-la-Ville en Belgique.
En 1327, alors que la Chrétienté se déchire et que l’autorité du pape est contestée, le frère franciscain Guillaume de Baskerville arrive accompagné du jeune novice, Adso de Melk dans une abbaye bénédictine située entre la Provence et l’Italie. Le père abbé lui a demandé de venir élucider le meurtre d’un des moines. Mais alors que l’enquête piétine, les meurtres spectaculaires se succèdent dans les murs du monastère, si bien que l’Inquisiteur Bernardo Gui, ennemi de Guillaume, est envoyé par le pape pour faire la lumière, ou au moins faire avouer les coupables désignés.
Pendant ce temps, Guillaume et Adso sont intrigués par les taches noires visibles sur les doigts de certaines des victimes. Ils pénètrent dans la bibliothèque-labyrinthe dont le tracé suit les points cardinaux. La salle du Finis Africae représente les limites du monde connu et est interdite. Les deux moines-détectives parviennent pourtant à y entrer, mais tombent nez-à-nez avec Jorge de Burgos – un clin d’œil à l’écrivain argentin Jorge Luis Borges-, un des pères vénérables, rendu aveugle après des années comme bibliothécaire, régulant l’accès aux livres et décidant de ceux qui doivent rester prohibés.
Le livre est un merveilleux équilibre entre un roman policier haletant, une érudition captivante et une réflexion philosophique sur les vertus du rire et la libération qui peut jaillir du savoir et faire trembler les édifices dogmatiques qui de loin, telle la Sacra di San Michele, apparaissent inexpugnables.