La première fois que j’ai entendu parler de Thomas Sankara, c’était lorsque j’habitais à Djibouti au milieu des années 90. Les minibus dans la ville sont quasi tous blancs mais ont souvent une inscription en larges lettres rouges ou noires à l’avant de leur carrosserie, sans doute pour aider les clients à les reconnaître. Je suppose que les inscriptions étaient choisies soit par le propriétaire, soit par le chauffeur. Souvent elles reflétaient son attachement religieux ou alors une passion, par exemple pour le football (« Maradona » ou « Ronaldo »). Un des bus qui circulait à Djibouti et s’arrêtait à la demande pour faire monter les passagers proclamait clair et fort « Sankara ».
Je m’étais renseigné et avait un peu appris de l’histoire du jeune leader idéaliste du Burkina Faso et de sa popularité en Afrique. Les gens racontaient même que, lorsque Blaise Compaoré, le successeur de Sankara à la tête de l’état burkinabé avait entamé une visite officielle à Djibouti, son convoi protocolaire venant de l’aéroport avait croisé le minibus dédié à la gloire de Sankara. La légende veut que, furieux, le président du Burkina Faso ait décidé derechef de faire demi-tour et de rembarquer à bord de son avion.
J’ignore si l’anecdote est authentique, mais elle illustre bien les liens tragiques entre Sankara et Compaoré. Cette relation cruciale pour l’histoire du Burkina Faso se trouve aussi au cœur de l’excellent roman « American Spy (Espion américain) », le premier publié par l’auteure américaine Lauren Wilkinson. J’ai attendu longtemps pour voir si ce roman serait traduit en Français avant d’en parler dans ce blog, espérant que cette traduction le rende plus accessible au Burkina Faso. Las d’attendre, je suis impatient de vous vanter ce livre très bien écrit qui mêle avec brio les meilleurs ressorts du thriller d’espionnage avec une réflexion plus subtile sur les loyautés politiques et raciales.
Marie Mitchell est une noire américaine qui est retournée vivre chez sa mère en Martinique. Elle écrit une longue lettre à ses fils, deux jeunes garçons qui dorment paisiblement dans la pièce voisine. Elle leur raconte comment elle a grandi dans le Queens à New-York. Au début des années 80, elle suit les traces de son père policier et entre à l’académie du FBI. Une fois diplômée, elle a de la peine à trouver ses marques, professionnelles et politiques, dans le bureau de New-York, un milieu assez conservateur, macho et très blanc. Une proposition de la CIA va la sortir de la routine où elle se morfondait. On lui demande de s’introduire dans l’entourage de Thomas Sankara alors que le jeune leader visite New-York pour l’Assemblée Générale des Nations Unies. En pleine guerre froide, la CIA veut tenir à l’œil celui qu’on commence à surnommer le « Che Guevara africain ».
Se faisant passer pour une activiste, Marie réussit parfaitement son infiltration au point d’emmener incognito le charismatique président africain découvrir les quartiers noirs de New York.
Fort de cette opération réussie, la CIA envoie Marie dans le pays que Sankara vient de rebaptiser Burkina Faso, c’est-à-dire « Le Pays des Hommes Intègres ». Elle se glisse encore plus proche dans l’intimité du président. Avant de se rendre compte, trop tard, qu’elle est devenue un des rouages dans la machination qui permettra à Blaise Compaoré, l’ancien compagnon de route de Sankara, de trahir et renverser en 1987 le jeune leader dont les idées étaient devenues trop révolutionnaires pour être supportables pour les puissances occidentales.
Sankara y perdit la vie. Cet événement résonne encore au Burkina Faso, où après que Compaoré ait été chassé du pouvoir en 2014, on peut à nouveau parler librement de la mémoire de Sankara. On vient seulement de pratiquer une autopsie sur son cadavre que l’on a découvert criblé d’une dizaine de balles et une statue vient d’être érigée en son honneur.
Dans le roman, Marie perd dans cette aventure toutes ses illusions, mais elle rentre aux Etats-Unis enceinte de deux jumeaux conçus par Thomas.