En haut ou en bas. Les marches d’un escalier peuvent séparer deux mondes. C’est le cas au Cape Coast Castle, l’un des forts bâtis pour abriter la traite des esclaves au Ghana. Dans ce bastion chaulé de blanc dont les canons dominent l’Atlantique, les Anglais, soldats et fonctionnaires vivaient et commandaient à l’étage. Au sous-sol, dans des donjons humides et sombres, que l’on peut encore visiter, croupissaient les captifs, capturés dans des raids contre leurs villages, s’entassant sans savoir qu’ils seraient bientôt embarqués sur des bateaux négriers.
Ce qui est moins connu, c’est que de nombreux Anglais avaient pris des épouses locales, souvent pour sceller des alliances avec des chefs à qui ils achetaient des esclaves. Des femmes africaines vivaient donc dans le confort à l’étage tandis que sous leurs pieds d’autres étaient enchainées et battues. Cette situation est le point de départ du superbe premier roman « No Home (Homegoing) » de Yaa Gyasi, une écrivaine américaine d’origine ghanéenne. La jeune Effia épouse James Collins, le gouverneur britannique du Fort de Cape Coast qui a repéré sa beauté lors d’un passage dans son village. Elle ignore qu’elle a une demi-sœur, Esi, qui grandit dans un autre village. Quand celui-ci est attaqué dans un raid esclavagiste, ses parents sont tués et elle emmenée dans les donjons de Cape Coast où elle sera violée.
Le livre suit les lignes familiales issues des deux demi-sœurs sur sept générations, en alternance des deux côtés de l’Atlantique, au Ghana et aux Etats-Unis. Chacun des chapitres est centré sur un ou une des descendants et se lit comme une nouvelle bien aboutie. Le résultat est une combinaison de touches intimistes explorant la vie et les émotions de chacun des personnages, mises en scène pour former une fresque historique de grande ampleur. Le fil de ces récits nous plonge tour à tour dans la vie des esclaves dans les plantations du Sud, les guerres entre les Anglais et le royaume Ashanti, la discrimination et la ségrégation imposées par les lois « Jim Crow » après la Guerre de Sécession, les mouvements pour l’indépendance du Ghana ou la grande migration des Noirs du Sud agricole vers les villes industrielles du Nord des Etats-Unis. Ce parcours nous fait aussi découvrir des pans moins connus de l’histoire, comme l’implication de nombreux clans ghanéens dans le commerce des esclaves, ou le système pénitentiaire du Sud qui perpétua l’esclavage en condamnant à de longues années de travaux forcés ceux qui ne pouvaient payer une amende même légère.
Cette progression m’a fait penser au superbe et parfois émouvant Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines récemment ouvert sur le National Mall à Washington. L’itinéraire de visite commence au sous-sol, dans des salles étroites et basses qui évoquent le confinement dans les forts ou les bateaux esclavagistes, avant d’entamer une montée graduelle à travers l’histoire de la population noire en Amérique, passant des moments graves et poignants comme la vue du cercueil d’Emmett Till dont le meurtre en 1955 contribua à susciter la lutte pour les droits civiques à la célébration des richesses et réussites de la culture afro-américaine.