Un des quartiers dans lesquels je préfère me promener le soir au centre de Vienne est celui autour de la Kirche am Hof. C’est un dédale de ruelles piétonnes qui débouchent parfois de manière surprenante sur des placettes ombragées ou sur la majestueuse Judenplatz. Place sur laquelle le monument moderne en mémoire de l’Holocauste rappelle l’ambivalence de la ville, entre valses et drame, entre grandeur et légèreté. Deux films qui s’y passent essentiellement la nuit offrent un bon exemple de ce contraste viennois. Tous les deux ont été encensés par la critique, tous les deux incluent une scène célèbre dans la Grande Roue du Prater, tous les deux parlent d’amour. Et pourtant les atmosphères y sont tout à fait différentes.
Le plus récent, « Before Sunrise » de Richard Linklater met en scène le duo américano-français Jesse-Céline (Ethan Hawke – Julie Delpy) qui font connaissance dans un train en provenance de Budapest, décident sur un coup de tête de sortir à la gare de Vienne pour découvrir la ville en moins de vingt-quatre heures. Le film n’est pas beaucoup plus qu’une suite de dialogues rythmant la rencontre amoureuse entre Jesse et Céline. Mais avec deux excellents acteurs – que l’on peut retrouver neuf et dix-huit ans plus tard dans la suite de la trilogie : « Before Sunset » à Paris et « Before Midnight » en Grèce – et Vienne qui avec ses places, ses détours, ses fontaines et ses personnages se pare de ses plus beaux atours d’été, c’est magique.
« Le troisième homme (The Third Man) » de Carol Reed sur un scénario de Graham Greene (qui l’a publié sous forme de nouvelle après la sortie du film) remonte à 1949 et à l’immédiat après-guerre quand Vienne était administrée par les quatre puissances victorieuses. Ce chef d’œuvre du cinéma nous montre aussi la ville de nuit, mais les monuments émergent encore à peine des ruines, le marché noir bat son plein et laisse de nombreuses victimes derrière lui et les histoires d’amour n’y connaissent pas de lendemain.
Ce contraste entre la Vienne joyeuse et la Vienne sombre, on le retrouve dans de nombreux romans et nouvelles. « Mélodie de Vienne » d’Ernst Lothar raconte l’histoire de la famille Alt, qui fabriquait déjà des pianos pour Mozart, de la fin des Habsbourg à l’époque du drame de Mayerling en 1889 à l’Anschluss. Le personnage qui sert de fil conducteur est celui d’Henriette Stein, la très jolie fille d’un éminent professeur juif, qui aurait été une des amantes de l’Archiduc avant qu’il ne se suicide et qui épouse Franz Alt, héritier de la facture de pianos. On suit Henriette, d’abord séduisante et volage, et la famille Alt à travers les soubresauts qui accompagnèrent la chute de l’Empire austro-hongrois : première guerre mondiale, défaite, mouvement sociaux, montée des extrêmes. Sigmund Freud et Adolf Hitler apparaissent dans quelques caméos dans cette impressionnante fresque familiale et historique. A la fin du roman, alors que l’antisémitisme ne se cache plus, Henriette devenue grand-mère, se rendra compte qu’une bonne partie de la famille Alt ne l’a jamais acceptée.
Sigmund Freud joue aussi un rôle, plus important, dans le « Le tabac Tresniek » de Robert Seethaler. Le jeune Franz Huchel quitte à 17 ans sa mère et les bords de l’Attersee et ses eaux turquoise pour devenir l’assistant d’Otto Tresniek, unijambiste depuis la Grande Guerre et propriétaire du marchand de tabac du même nom. L’un des clients est le « médecin des fous », le vieux Docteur Freud, amateur de havanes. Franz découvre la capitale en même temps que l’amour des jeunes filles, celui d’Anezka, en particulier, venue de Bohème pour jouer dans un cabaret. Elle s’offre à lui avant de disparaître et de le fuir. Décontenancé, le jeune apprenti se confie au vieux professeur qui n’a que peu de conseils pratiques à lui prodiguer, se contentant de lieux communs sur l’éternel féminin sur lequel « les meilleurs d’entre nous viennent se fracasser ». Nous sommes en 1937 et alors que Franz fait son apprentissage, Vienne se laisse ronger par la peste brune : Otto Tresniek, dont une bonne partie de la clientèle est juive, se fait tabasser par la racaille nazie, son magasin est mis à sac, il est arrêté par la police au prétexte d’avoir vendu des revues « galantes », Freud et sa famille font leurs bagages en quelques jours pour s’exiler vers l’Angleterre.
Dans la nouvelle « Les morts se taisent » d’Arthur Schnitzler, le récit commence dans la frivolité de la fin du XIXème siècle : Franz retrouve Emma, sa maîtresse dans une calèche. Ils décident de s’éloigner vers les faubourgs de Vienne, de peur d’être reconnus. Un accident les renverse. Franz meurt sur le coup, tandis qu’Emma est indemne. Pendant que le cocher va chercher des secours, Emma s’éclipse pour échapper au scandale. Elle rentre à pied chez elle, où elle retrouve sans heurts sa famille pour l’heure du dîner. Pourtant, elle décide de tout avouer à son mari.
Stefan Zweig, qui entretint une longue correspondance avec Freud, est sans conteste le maître viennois de la nouvelle. « La Nuit Fantastique » est un très bel exemple de son art. Un dimanche de juin 1913, un aristocrate de 36 ans, officier de réserve, héritier, collectionneur de verreries et de maîtresses, promène son ennui du Graben au Prater. Il est conscient de sa propre indifférence. Une de ses conquêtes féminines vient de lui écrire pour lui annoncer son mariage avec un autre homme et il ne ressent pas la moindre pointe de jalousie ou même de dépit. Un fiacre le dépose au champ de course et il s’étonne avec hauteur de la passion qui emporte les spectateurs. Une femme appétissante et voluptueuse attire son regard. Ils jouent à se tenter en quelques coups d’œil. Le mari, un peu replet, fait son apparition. Ils se bousculent, et, sans trop savoir pourquoi, l’élégant en profite pour subtiliser au mari le ticket marquant ses paris. Ils se séparent, mais voilà que le cheval gagnant est celui indiqué sur le ticket volé. Le baron rejoue ses gains et gagne encore. Le portefeuille plein de ses couronnes mal acquises, sans le moindre remord, au contraire piqué par l’aventure, il part se mêler à la foule dans la fête foraine du Prater. Mais ses allures d’homme du monde tranchent avec les couches populaires venues manger des saucisses, boire de la bière et danser la polka. Il se retrouve seul, adossé au pilier d’un manège, jusqu’à ce que la nuit s’avance, que la masse se retire et qu’il cède à l’appel discret d’une prostituée maigrichonne qui en fait l’attire dans un guet-apens.
Cette « fantastique » nuit viennoise pourrait être le récit scabreux d’un aristocrate qui s’encanaille. Par la magie de Zweig, c’est au contraire, au-delà des péripéties de cette nuit, l’histoire d’un homme qui en six heures quitte sa carapace d’indifférence, renverse sa perspective et s’ouvre enfin au monde qui l’entoure.