Algérie, Iran et France : « L’Art de Perdre » d’Alice Zeniter et «Désorientale » de Négar Djavadi

Je viens de lire avec beaucoup de plaisir deux romans d’auteures françaises qui retracent des parcours familiaux d’immigration, de leurs origines en Algérie et en Iran respectivement, à l’arrivée en France et à l’adaptation des émigrés et de leurs enfants. J’avais auparavant rassemblé quatre romans sur l’immigration africaine aux Etats-Unis. Outre la destination d’arrivée, une des différences que j’ai notées, c’est que ces deux romans-ci se déroulent sur plusieurs générations et ainsi soulignent que l’intégration ne s’accomplit que sur la durée.

Kabylie

Province de Mazandaran, Iran

Dans « L’Art de Perdre », Alice Zeniter donne voix à l’histoire des harkis, ces Algériens qui, par choix explicite ou non, s’étaient rangés du côté de la France au moment de la guerre d’Indépendance. Ali, le grand-père, était un notable dans son village de Kabylie où il extrayait de l’huile d’olive. Il avait servi dans l’armée française dans la bataille de Monte Cassino pendant la seconde guerre mondiale. Il était revenu avec une médaille et aimait retrouver les anciens combattants dans les locaux de l’Amicale à Palestro (aujourd’hui Lakhdaria). Lorsque le conflit avec le FLN se rapproche de son village, il sert d’intermédiaire avec les officiers français. Une fois l’indépendance obtenue en 1962, il est marqué comme traitre. Il s’enfuit avec sa famille et parvient à traverser la Méditerranée.

Après plusieurs années dans des camps de réfugiés dans le sud de la France, il trouve un travail en usine et un logement HLM plus au nord. Son prestige paternel a disparu, il parle peu et son fils Hamid prend ses distances. Après ses études, ce dernier monte à Paris, épouse Clarisse, une française et ne veut plus entendre parler de l’Algérie. C’est Naïma, un des filles d’Hamid, qui travaille dans une galerie d’art branchée à Paris, qui va, un peu par hasard, renouer les fils de l’itinéraire familial. Petite-fille de harkis, elle profite d’un voyage pour monter une expo sur un artiste algérien et décide de visiter le village kabyle des origines. C’est un très beau livre qui remplit avec patience les creux d’une histoire familiale – et même de l’Histoire tout court – où les non-dits se sont transmis de générations en générations.

Villages kabyles

« Désorientale » de Négar Djavadi annonce la couleur avec son titre. C’est aussi un parcours de l’Orient à l’Occident vers lequel ce roman nous emmène, ainsi qu’un itinéraire sur quatre générations. Kimiâ, la narratrice, se retrouve dans la salle d’attente d’un centre de procréation médicalement assisté, avec Pierre, un ami qui accepte de jouer le jeu pour qu’elle puisse avoir une enfant au sein du couple qu’elle forme avec Anna. Mais, dans ce roman à la structure moins linéaire que celui d’Alice Zeniter, elle nous renvoie aussi, par petites touches et fragments, à l’Iran de son arrière-grand-père, un seigneur des bords de la Caspienne qui disposait d’un harem. Kimiâ raconte le rôle de son père, Darius Sadr un intellectuel opposant au Shah, qui accueillit la Révolution de 1979 avec joie, avant de déchanter et de s’opposer à Khomeini. Et l’histoire de sa mère Sara qui franchit clandestinement avec ses filles la frontière entre l’Iran et la Turquie, pour retrouver son mari qui avait dû fuir à Paris pour échapper aux Gardiens de la Révolution. Paris faisait rêver ces intellectuels de la grande bourgeoise de Téhéran, mais c’est en exilés qu’ils y débarquent.

Kimiâ, née à Téhéran, arrive au seuil de l’adolescence en France. Elle doit y trouver son chemin entre l’omniprésence de sa mère et la figure admirée de son père. Ce faisant, et à travers des escapades et découvertes à Bruxelles et Amsterdam, elle quitte peu à peu le moule oriental de la famille vécue comme communauté, dans lequel sa mère et ses grands-mères s’étaient fondues, et se retrouve, un rien désorientée, devant son destin individuel de femme, sur le point de concevoir un enfant dans la froideur d’une clinique.

Téhéran

Téhéran, 1975

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