Je discutais récemment avec une amie vietnamienne de nos lectures sur son pays. Nous en avions plusieurs en commun et elle me fit aussi quelques excellentes suggestions. Et puis elle me demanda si je connaissais des livres qui ne parlent pas de la guerre. Une belle histoire d’amour au Vietnam ? Elle regrettait que la plupart des romans sur son pays parlent soit – avec parfois un petit air de nostalgie – de la période coloniale française, soit des conflits qui ont déchiré le pays depuis la seconde guerre mondiale jusqu’en 1975. Elle n’a pas tort. Dans un précédent article, j’ai essayé de trouver des livres situés en dehors des périodes de conflit. Force est de constater que quand ils ne traitaient pas de la période de l’Indochine française, ces romans demeuraient fort influencés par les conséquences de la guerre et de l’exil.
Reconnaissons que les guerres qui se sont succédées au Vietnam pendant plusieurs décades ont fortement marqué l’âme du pays. Il suffit de visiter le musée des vestiges de la guerre à Saigon ou les réseaux des tunnels Viet Cong à Cu Chi pour s’en convaincre. Si la guerre a joué ce rôle incontournable dans la littérature, abordons-le de front. C’est ce que ce second article sur le Vietnam tente de faire. Loin de moi la prétention de penser qu’en lisant ces livres, j’ai tout compris de l’histoire difficile du pays. Mais j’ai appris beaucoup sur un conflit qu’on connaît trop souvent par la lorgnette du cinéma américain (d’Apocalypse Now à Deer Hunter en passant par Full Metal Jacket, Platoon ou Good Morning Vietnam). Et au passage, j’ai aussi lu avec beaucoup de plaisir des romans passionnants et souvent émouvants.
En guise d’ouverture, avant les bouquins, je recommande vivement le récent documentaire de Ken Burns et Lynn Novick sur la Guerre du Vietnam. « The Vietnam War » en anglais est un film en 10 épisodes et près de 18 heures. La version française « Vietnam » est un peu plus courte. J’ai regardé la version américaine cet automne sur la chaine de télévision PBS avant de partir en voyage au Vietnam. Le film – qui est aussi disponible en vietnamien – fait un effort particulier pour présenter les différents points de vue : américains, mais aussi vietnamiens. Parmi les Américains, ceux qui soutenaient la guerre et ceux qui s’y sont opposés et parmi les Vietnamiens, les perspectives du Nord et du Sud. Ce documentaire m’a beaucoup appris, sur les faits et l’histoire, mais une des forces de ce film est aussi la multitude de témoignages d’anciens combattants, de leurs familles et d’autres acteurs du drame. Parmi ces témoignages, se trouvent ceux de deux écrivains qui ont écrit sur leur expérience comme soldats durant la guerre : Tim O’Brien et Bao Ninh.
« Les choses qu’ils emportaient (The Things They Carried) » par Tim O’Brien qui fut appelé pour servir au Vietnam à 22 ans en 1968 est devenu un classique de la littérature américaine. Mes deux fils aînés l’avaient au programme de leurs cours d’anglais. J’ai donc pris l’exemplaire aux pages cornées dans lequel ils avaient annoté au crayon et je suis entré dans la peau de ces jeunes américains partis, pour beaucoup contraints et forcés, se battre dans un pays dont ils ignoraient tout, sans trop comprendre pourquoi. C’est là la force de ce roman qui mêle fiction et souvenirs personnels. On se glisse dans les bottines pleines de boue du héros et de ses compagnons d’armes et on sent le poids de ce qu’ils avaient à porter : la tentation de passer la frontière avec le Canada pour échapper à la conscription, les blagues idiotes dans la section, l’espoir naïf que leurs petites amies leur resteront fidèles, la peur des embuscades, le souvenir d’un copain qui a sauté sur une mine, les remords après avoir tué un soldat Viet Cong, l’incompréhension lors du retour au pays…
Dans « Le chagrin de la guerre » Bao Ninh raconte dix années de guerre vécues du côté nord-vietnamien. Comment Kien, un jeune collégien amoureux s’est retrouvé en l’espace de quelques jours dans un train quittant Hanoi pour les zones de combats vers le Sud. Le drame que lui et son amie Phuong ont connu dans ce train bombardé. La déchirure qui en résulta et qui rendit leur amour impossible même quand ils se retrouvèrent après la guerre. C’est un roman poignant et le lire juste après celui de Tim O’Brien fait ressentir combien, des deux côtés de la ligne de front, les expériences étaient similaires : la peur, la camaraderie un peu facile, le souvenir lancinant d’avoir dû tuer pour la première fois, les sacrifices des compagnons ou d’inconnus rencontrés pour quelques minutes, et pourtant cette impression d’inutilité et de gâchis, qui ne fait que croître au fil des années après la guerre.
On a parfois tendance à se focaliser sur ce que les Américains appellent la Guerre du Vietnam et que les Vietnamiens appellent la Guerre de Résistance contre l’Amérique ou la Guerre Américaine. C’est la guerre qui se termina avec la chute de Saigon en avril 1975. Mais il ne faut pas oublier que le Vietnam fut emporté dans les conflits dès l’invasion et l’occupation japonaise pendant la seconde guerre mondiale et ensuite dans la guerre d’indépendance contre le pouvoir colonial français (la Guerre d’Indochine pour les Français).
Le roman de Graham Greene « Un Américain bien tranquille (The Quiet American) » s’inscrit dans cette époque. Ecrit en 1955, il mêle deux intrigues, l’une amoureuse, l’autre politique. Thomas Fowler est un correspondant britannique un peu vieillissant qui couvre la Guerre d’Indochine. Il fait la connaissance d’Alden Pyle, un jeune américain arrivé à Saigon pour conduire une mission d’aide médicale. Pyle tombe amoureux de Phuong, une jeune vietnamienne avec qui vit Fowler, et lui propose de l’épouser. A ce triangle amoureux qui se joue dans les hôtels et les bars légendaires du Saigon d’avant-guerre, se superpose la progressive découverte par Fowler que la mission de l’Américain « bien tranquille » n’est pas si innocente que ça. Elle n’est en fait qu’une couverture pour un soutien de la CIA à l’un des groupes de militaires vietnamiens qui vise à prendre le pouvoir et n’hésite pas à faire exploser des bombes en pleine ville. Outre le style toujours limpide de Greene, les critiques ont aussi salué sa clairvoyance pour avoir mis en avant, dès 1955, le double jeu américain au Vietnam. Le roman a été adapté au cinéma dans un très bon film avec Michael Caine dans le rôle de Fowler.
Deux séries de BD ont aussi illustré cette période de la déliquescence du pouvoir français au Vietnam. « Les Oubliés d’Annam » du dessinateur Christian Lax et du scénariste Frank Giroud est un double-volume qui rend hommage aux soldats français, certains encore enthousiasmés d’avoir libéré la France du joug nazi, qui n’ont pas pu supporter de servir dans une armée qui les plaçait soudain du côté des oppresseurs. Certains ont franchi le pas, déserté et sont passés du côté de la Résistance vietnamienne. Traîtres ou, au contraire, héros au cœur généreux ? En France, on a préféré fermer les yeux et oublier ces souvenirs d’une « sale guerre ».
Le cycle asiatique (« Escale dans le Passé », « La Sale Guerre » et « Le Trésor du Tonkin ») dans la série « Tramp » de Kraehn (scénario) et Jusseaume (dessins) conduit le capitaine de marine marchande Yann Calec dans l’ambiance glauque d’une administration coloniale qui perd pied et s’englue dans une guerre ingagnable, tout en marchant sur les traces d’un père dont il a gardé un souvenir très dur, mais qu’il sera amené à redécouvrir.Le livre « The Eaves of Heaven » par Andrew Pham, qui n’est malheureusement pas traduit en français, est une autre quête du père. L’auteur, qui avait raconté en parallèle son exil parmi les « boat people » vers la Californie comme enfant et son retour dans son pays d’origine à l’âge adulte dans « Catfish and Mandala », décrit ici l’itinéraire de son père, Thong, lors des trois conflits qui se sont succédés au Vietnam.
Thong nait dans une famille de propriétaires fonciers dans la campagne autour de Hanoi. Son oncle est le magistrat local, son père, le grand-père de l’auteur, profite de la belle vie à la française dans la capitale. Jeune enfant, Thong découvre les conséquences de l’occupation japonaise et des réquisitions de riz qu’elle impose : des hordes d’affamés hantent les campagnes, se nourrissant d’herbes et de racines, et parfois de la soupe que le domaine familial peut leur distribuer. Après 1945, le jeune Thong est pris entre deux feux : il admire la résistance inspirée par Ho Chi Minh qui vient recruter jusque dans son village et il déteste les légionnaires qui tuent, violent et viennent se faire servir dans les greniers du domaine, mais sa famille est clairement du côté des Français et son oncle magistrat est tué par les Communistes. La famille se replie vers Hanoi où l’auberge qu’ils ouvrent se transforme vite en repaire pour les virées des soldats français avec les filles ramassées sur les trottoirs avoisinants. Quand les Français quittent Hanoi, ils s’enfuient au Sud vers Saigon et recommencent à zéro comme réfugiés. Thong se débrouille pour achever ses études, se marier et se faire nommer comme professeur dans une petite ville. Mais la guerre le rattrape : il ne peut échapper à la conscription comme officier dans l’armée du Sud et se retrouve à soutenir le programme des « hameaux stratégiques » pensé par la CIA. Pour quelques semaines en 1968, il croit être démobilisé et pouvoir retrouver une vie paisible, mais il doit rempiler après l’offensive du Têt. A la fin de la guerre en 1975, il fuit Saigon avec femme et enfants, mais ne parvient pas à embarquer sur un des derniers bateaux. Comme ancien officier du Sud, il est interné dans un camp de rééducation.
La bande dessinée « The Best We Could Do » par Thi Bui, qui devrait bientôt être disponible en français sous le titre « Nous avons fait de notre mieux » se présente comme des mémoires de famille illustrées. C’est une fresque à la fois intime et puissante qui retrace l’histoire de trois générations d’une famille vietnamienne depuis les débuts de la guerre jusqu’à leur exil en Californie. Thi Bui part de la naissance de son premier enfant pour remonter à travers l’histoire de son père et de sa mère et de ses grands-parents et ce faisant, mieux comprendre comment leurs expériences dans les conflits les ont marqués et ont influencé leurs rôles de parents.
« Le Sympathisant (The Sympathizer) » de Viet Thanh Nguyen, un académique américain d’origine vietnamienne a été couronné du Prix Pulitzer en 2016. C’est un roman qui joue magistralement sur le thème de la double identité. Fils d’un prêtre catholique français et d’une jeune vietnamienne, éduqué au Vietnam et ensuite aux USA, le narrateur est une taupe communiste qui a infiltré l’état-major de l’armée du Sud. Tout en continuant son travail d’espionnage, il a tissé des liens étroits avec plusieurs hauts gradés et s’enfuit avec eux lors de la chute de Saigon en 1975. Il se retrouve à Los Angeles parmi les nostalgiques du régime du Sud qui rêvent d’un putsch pour reprendre le pouvoir, mais en attendant tiennent des « liquor stores » dans les quartiers d’immigrants. Il se fait engager comme consultant sur le tournage aux Philippines d’un film hollywoodien sur la guerre du Vietnam mais ne parvient pas à convaincre le réalisateur d’abandonner sa vision caricaturée de la population vietnamienne. Désobéissant aux ordres de son officier traitant à Hanoi qui l’enjoint de rester aux Etats-Unis, il choisit d’accompagner en Thaïlande un groupe de soldats du Sud exilés qui veulent tenter un coup de force. Mais une fois la frontière franchie, ils sont vite capturés et il se retrouve prisonnier dans un camp de rééducation dans lequel on lui ordonne d’écrire sa confession.
6 critiques Une idйe de zazalabeille. On les appelle les Viet Kieus. Ils constituent la diaspora vietnamienne. Ils ont quittй leur terre natale, poussйs par les soubresauts de l’histoire mouvementйe de leur pays, marquйe par les occupations japonaise, franзaise et amйricaine, la guerre d’indйpendance, la prise du pouvoir par le parti communiste. Clйment Baloup les connait bien : son pиre est un de ces йmigrants, venus en France, intйgrйs au pays mais aux racines toujours vivaces. Il nous invite donc а dйcouvrir trois tйmoignages fort йloignйs des sempiternels clichйs, trois itinйraires diffйrents mais initiйs en une seule et mкme ville, Saпgon. Ajouter а mes livres
Merci de la suggestion