Cela fait longtemps, trop longtemps, que je n’ai plus été au Caire. La dernière fois remonte à plus de vingt ans. J’y étais pour une formation qui me laissait un peu de temps libre. Bien sûr, nous avions profité du week-end pour aller voir les Pyramides à Gizeh et le masque de Toutankhamon. Mais ce que j’avais aimé par-dessus-tout, c’était de me promener le soir dans le vieux Caire. Un soir, j’avais pris le métro pour marcher vers la mosquée Ibn Touloun, la plus ancienne de la ville. J’étais arrivé au coucher du soleil, juste avant la fermeture pour y admirer le superbe minaret à spirale qui domine la cour. En sortant, il faisait noir, et je fus subjugué par les couleurs et les lumières des boutiques qui vendaient les lampes conçues spécialement en préparation du Ramadan.
En rentrant du Caire, je me suis plongé dans mon premier roman de Naguib Mahfouz, le Prix Nobel de Littérature égyptien. C’était « Vienne la Nuit », l’histoire d’une famille de la classe moyenne cairote dans les années 30, les Kamel Ali, qui glissent peu à peu dans la pauvreté suite à la mort du père qui était fonctionnaire. Les quatre enfants suivent des chemins différents. L’aîné, Hassan, tourne mal, mais son implication dans les trafics de drogue ramène de l’argent à la maison. Les deux autres frères, Hussein et Hassanein, s’enfoncent dans le sacrifice ou la gêne. Le personnage le plus marquant est leur sœur Nafissa, vieille fille sans charme, qui sombre en se donnant par plaisir à des hommes de passage. Ce qui m’avait le plus marqué c’était la tendresse que Mahfouz transmet pour chacun de ses personnages, tout en décrivant avec réalisme leur déchéance.
Le personnage de Nafissa dans « Vienne la Nuit » par Naguib Mahfouz me fait penser à celui de Ferdaous dans « Ferdaous, une voix en enfer » de Nawal El Saadawi que j’ai lu récemment. C’est l’histoire d’une femme condamnée à mort pour avoir tué un homme, un maquereau qui la frappait. Ferdaous est une petite fille de la campagne. Quand ses parents meurent, elle est confiée à son oncle qui abuse d’elle et puis qui la marie à un vieil homme. Elle s’enfuit, se retrouve en ville et est recueillie par Bayoumi. Mais quand elle veut voler de ses propres ailes et trouver du travail, il l’enferme et la bat. Elle s’échappe à nouveau et découvre la prostitution. Elle y réussit et apprécie la possibilité de rejeter un homme et de « fixer son prix ». Avant de tomber sur un maquereau qui voulait la mettre sous sa coupe. Ce court livre n’est pas un chef-d’œuvre littéraire, mais c’est un coup de poing, d’autant plus percutant qu’il est basé sur des entretiens que Nawal El Saadawi a conduits dans une prison pour femmes, prison dans laquelle elle fut plus tard condamnée comme opposante politique.
La Trilogie du Caire – Impasse des deux palais ; Le palais du désir ; Le jardin du passé – est l’opus magnum de Naguib Mahfouz. C’est la fresque de la vie d’une famille de marchands dans un quartier traditionnel du Caire de l’occupation britannique pendant la première guerre mondiale à la fin de la seconde. On y voit s’affronter les courants politiques, les nationalistes, les communistes et les Frères musulmans. On y perçoit la lutte entre modernité et tradition. Mais c’est avant tout les joies et les drames d’une famille sur trois générations, en commençant par le père, Ahmed Abd El Gawwad, austère et implacable chez lui de jour et roi de la fête avec ses amis la nuit. Son fils aîné, Yasine est un faible qui ne peut résister aux tentations, le second Fahmy, un idéaliste qui mourra d’une balle perdue dans une manifestation contre les Anglais. Les deux sœurs Aisha et Khadiga, l’une belle mais légère, l’autre sérieuse et à la langue venimeuse, aident leur mère Amina, soumise et pieuse, en attendant de se marier. Reste le jeune Kamal que l’on voit grandir et puis vieillir au fil des trois tomes et de ses amours malheureux et en qui beaucoup ont reconnu Mahfouz lui-même.
Le roman « Automobile Club d’Egypte » d’Alaa El Aswany reprend l’histoire d’Egypte là où nous l’avions quittée avec la Trilogie de Naguib Mahfouz. Nous sommes juste après la seconde guerre mondiale, sous le règne de Farouk qui vient souvent se mêler aux jeux des pachas, aristocrates et diplomates qui fréquentent l’Automobile Club d’Egypte, l’endroit le plus huppé de la capitale. Le club est régenté par El Kwo, le chambellan du roi qui fait régner la terreur parmi le personnel du club, où travaille Abdelaziz, descendant d’une famille de Haute-Egypte ruinée venu au Caire pour assurer à ses enfants une bonne éducation. Ses enfants ont des tempéraments divers et suivront des chemins différents, mais se trouveront mêlés de près ou de loin à un complot qui vise à mettre à mal la réputation du roi. Alaa El Aswany qui connut le Club dans sa jeunesse puisque son père en était l’avocat, est un merveilleux conteur qui nous emmène par la porte de service dans cette institution, nous montre une société égyptienne qui est censée vivre sur plusieurs niveaux qui ne font que se frôler, mais dans laquelle poussent déjà les germes de la révolution.
« L’Immeuble Yacoubian » est un immeuble art-déco construit par un riche arménien dans les années 30 dans un quartier alors en vogue au Caire. C’est là que le père d’Alaa El Aswany avait son cabinet d’avocat et que lui-même avait installé son cabinet de dentiste. C’est aussi le titre de son premier roman qui a eu un succès énorme d’abord dans les pays arabes et ensuite dans le monde entier. Avec le temps, l’immeuble et le quartier ont perdu de leur prestige et les familles qui y habitaient initialement y côtoient maintenant les migrants des campagnes qui ont investi les toits où autrefois vivaient les domestiques. Alaa El Aswany décrit magistralement ce microcosme. Les anciens riches qui s’accrochent tant bien que mal à leur mode de vie, où l’on parlait français, buvait du cognac et fredonnait Edith Piaf. Les pauvres sur le toit dont les rêves de promotion sociale se brisent sur les réalités d’une société corrompue jusqu’á l’os. Tout en offrant une critique sociale féroce, le roman est plein d’humour et d’humanité pour ses personnages. Le roman a été porté à l’écran dans un film réalisé par Marwan Hamed que j’ai beaucoup aimé. Ce tour d’horizon de romans situés dans la capitale égyptienne me donne vraiment envie de retourner au Caire et déambuler dans les rues de la vieille ville.