Les écrivains « locaux » sont-ils les mieux placés pour parler de leur pays, de leur région ou de leur ville ? C’est une question qui me tracasse quelques fois en écrivant ce blog dans lequel je cherche à marier romans et voyages. Sans doute que mon article sur la Tanzanie faisait la part trop belle aux récits de chasse d’Ernest Hemingway. Mon premier article sur Naples était truffé de références aux écrivains romantiques français, mais j’espère m’être rattrapé en parlant avec enthousiasme de ma découverte des romans napolitains d’Elena Ferrante. Il n’est pas établi que Joseph Conrad ait jamais mis pied en Colombie : il aurait simplement navigué le long des côtes du pays. Il a pourtant écrit avec « Nostromo », un roman célébré dans le monde entier, y compris par Juan Gabriel Vásquez, un des écrivains colombiens les plus prometteurs.
C’est Juan Gabriel Vásquez qui m’offre d’ailleurs l’occasion d’approfondir cette question en la prenant en quelque sorte à l’envers. Né à Bogota, il a passé en 1999, à l’âge de 26 ans, une année en Belgique et a publié un recueil de nouvelles intitulé « Les amants de la Toussaint (Los Amantes de Todos los Santos) » dont la majorité se passe dans les Ardennes belges. C’est une région que je connais relativement bien et j’étais donc curieux de voir comment elle apparaissait sous l’œil d’un jeune auteur colombien.
Plusieurs nouvelles du recueil ont comme décor la vallée de l’Ourthe, au sud de Liège, entre les villages d’Aywaille, Ferrières, Hamoir et Modave. Elles se déroulent dans un milieu rural aisé, amateur de chasse. Les hommes se retrouvent dans les brumes de l’automne pour le rond matinal au départ de la battue. Ils se comprennent en peu de mots, repartent avec leurs chiens dans leurs grosses voitures et vont se placer à leur poste. Certaines épouses suivent la chasse, d’autres restent à la maison pour préparer le déjeuner. Les rituels semblent immuables, les familles sont liées depuis des générations.
Dans ce monde plein de traditions, mais parfois rude, Vásquez décrit avec un œil très précis les gestes, les objets et les ambiances : un verre de porto servi, un lièvre que l’on dépiaute, un Browning que l’on charge. L’autorité dans la voix d’un chef de famille qui ne souffre pas d’être contesté. Son regard aigu lui permet aussi de percer, au-delà des non-dits et des bienséances échangées entre voisins, les rancœurs, les secrets et les trahisons. Accidents déguisés, maris trompés, suicides ou meurtres : les vertes vallées ardennaises cachent de nombreux drames sous le couvert feutré de leurs forêts et derrière leurs imposantes demeures de pierre grise.
Chacune des nouvelles se lit avec beaucoup de plaisir et le recueil forme un ensemble très cohérent. A ce titre, l’expérience fut pour moi concluante : un écrivain – brillant certes – peut, après y avoir passé quelques mois, décrire avec justesse et profondeur les atmosphères, les habitudes et les caractères d’une région qui lui était, au départ, tout à fait inconnue. Et sans doute qu’un regard étranger est aussi une occasion de découvrir sous un angle neuf des lieux que l’on croit connaître sous toutes les coutures.
P.S. Merci à Guillaume Ryelandt pour ses superbes vidéos de chasse et de gibier filmées dans les Ardennes belges.
Merci Damien pour cette présentation du livre Vàsquez, elle est tellement vivante que je vais aller acheter le livre. Les photos et vidéos sont également magnifiques.
Merci beaucoup Nadine. Le recueil de nouvelles de Juan Gabriel Vasquez est en effet excellent.